Les Cygnes sauvages
2006.03.16. 21:23
Bien loin d'ici, là où s'envolent les hirondelles quand nous sommes en hiver, habitait un roi qui avait onze fils et une fille, Elisa. Les onze fils, quoique princes, allaient à l'cole avec dcorations sur la poitrine et sabre au ct ; ils crivaient sur des tableaux en or avec des crayons de diamant et apprenaient tout très facilement, soit par cœur soit par leur raison ; on voyait tout de suite que c'taient des princes. Leur sœur Elisa tait assise sur un petit tabouret de cristal et avait un livre d'images qui avait coût la moiti du royaume. Ah ! ces enfants taient très heureux, mais a ne devait pas durer toujours. Leur père, roi du pays, se remaria avec une mchante reine, très mal dispose à leur gard. Ils s'en rendirent compte dès le premier jour : tout le chteau tait en fête ; comme les enfants jouaient « à la visite », au lieu de leur donner, comme d'habitude, une abondance de gteaux et de pommes au four, elle ne leur donna que du sable dans une tasse à th en leur disant «de faire semblant ». La semaine suivante, elle envoya Elisa à la campagne chez quelque paysan et elle ne tarda guère à faire accroire au roi tant de mal sur les pauvres princes que Sa Majest ne se souciait plus d'eux le moins du monde. - Envolez-vous dans le monde et prenez soin de vous-même ! dit la mchante reine, volez comme de grands oiseaux, mais muets. Elle ne put cependant leur jeter un sort aussi affreux qu'elle l'aurait voulu : ils se transformèrent en onze superbes cygnes sauvages et, poussant un trange cri, ils s'envolèrent par les fenêtres du chteau vers le parc et la forêt. Ce fut le matin, de très bonne heure qu'ils passèrent au-dessus de l'endroit où leur sœur Elisa dormait dans la maison du paysan ; ils planèrent au-dessus du toit, tournant leurs longs cous de tous cts, battant des ailes, mais personne ne les vit ni ne les entendit, alors il leur fallut poursuivre très haut, près des nuages, loin dans le vaste monde. Ils atteignirent enfin une sombre forêt descendant jusqu'à la grève. La pauvre petite Elisa restait dans la salle du paysan à jouer avec une feuille verte - elle n'avait pas d'autre jouet -, elle s'amusait à piquer un trou dans la feuille et à regarder le soleil au travers, il lui semblait voir les yeux clairs de ses frères. Lorsqu'elle eut quinze ans, elle rentra au chteau de son père et quand la mchante reine vit combien elle tait belle, elle entra en grande colère et se prit à la haïr, elle l'aurait volontiers change en cygne sauvage comme ses frères, mais elle n'osa pas tout d'abord, le roi voulant voir sa fille. De bonne heure, le lendemain, la reine alla au bain, fait de marbre et garni de tentures de toute beaut. Elle prit trois crapauds. Au premier, elle dit : - Pose-toi sur la tête d'Elisa quand elle entrera dans le bain, afin qu'elle devienne engourdie comme toi. - Pose-toi sur son front, dit-elle au second, afin qu'elle devienne aussi laide que toi et que son père ne la reconnaisse pas. - Pose-toi sur son cœur, dit-elle au troisième, afin qu'elle devienne mchante et qu'elle en souffre. Elle lcha les crapauds dans l'eau claire qui prit aussitt une teinte verdtre, appela Elisa, la dvêtit et la fit descendre dans l'eau. A l'instant le premier crapaud se posa dans ses cheveux, le second sur son front, le troisième sur sa poitrine, sans qu'Elisa eût l'air seulement de s'en apercevoir. Dès que la jeune fille fut sortie du bain, trois coquelicots flottèrent à la surface ; si les bêtes n'avaient pas t venimeuses, elles se seraient changes en roses pourpres, mais fleurs elles devaient tout de même devenir d'avoir repos sur la tête et le cœur d'Elisa, trop innocente pour que la magie pût avoir quelque pouvoir sur elle. Voyant cela, la mchante reine se mit à la frotter avec du brou de noix, enduisit son joli visage d'une pommade nausabonde et emmêla si bien ses superbes cheveux qu'il tait impossible de reconnatre la belle Elisa. Son père en la voyant en fut tout pouvant et ne voulut croire que c'tait là sa fille, personne ne la reconnut, sauf le chien de garde et les hirondelles, mais ce sont d'humbles bêtes dont le tmoignage n'importe pas. Alors la pauvre Elisa pleura en pensant à ses onze frères, si loin d'elle. Dsespre, elle se glissa hors du chteau et marcha tout le jour à travers champs et marais vers la forêt. Elle ne savait où aller, mais dans sa grande tristesse et son regret de ses frères, qui chasss comme elle erraient sans doute de par le monde, elle rsolut de les chercher, de les trouver. La nuit tomba vite dans la forêt, elle ne voyait ni chemin ni sentier, elle s'tendit sur la mousse moelleuse et appuya sa tête sur une souche d'arbre. Toute la nuit, elle rêva de ses frères. Ils jouaient comme dans leur enfance, crivaient avec des crayons en diamants sur des tableaux d'or et feuilletaient le merveilleux livre d'images qui avait coût la moiti du royaume ; mais sur les tableaux d'or ils n'crivaient pas comme autrefois seulement des zros et des traits, mais les hardis exploits accomplis, tout ce qu'ils avaient vu et vcu. Lorsqu'elle s'veilla, le soleil tait haut dans le ciel, elle ne pouvait le voir car les grands arbres tendaient leurs frondaisons paisses, mais ses rayons jouaient là-bas comme une gaze d'or ondulante. Elle entendait un clapotis d'eau, de grandes sources coulaient toutes vers un tang au fond de sable fin. Des buissons pais l'entouraient mais, à un endroit, les cerfs avaient perc une large ouverture par laquelle Elisa put s'approcher de l'eau si limpide que, si le vent n'avait fait remuer les branches et les buissons, elle aurait pu les croire peints seulement au fond de l'eau, tant chaque feuille s'y refltait clairement. Dès qu'elle y vit son propre visage, elle fut pouvante, si noir et si laid ! Mais quand elle eut mouill sa petite main et s'en fut essuy les yeux et le front, sa peau blanche rapparut. Alors elle retira tous ses vêtements et entra dans l'eau frache et vraiment, telle qu'elle tait là, elle tait la plus charmante fille de roi qui se pût trouver dans le monde. Une fois rhabille, quand elle eut tress ses longs cheveux, elle alla à la source jaillissante, but dans le creux de sa main et s'enfona plus profondment dans la forêt sans savoir elle-même où aller. Elle pensait toujours à ses frères, elle pensait à Dieu, si bon, qui ne l'abandonnerait sûrement pas, lui qui fait pousser les pommes sauvages pour nourrir ceux qui ont faim. Et justement il lui fit voir un de ces arbres dont les branches ployaient sous le poids des fruits ; elle en fit son repas, plaa un tuteur pour soutenir les branches et s'enfona au plus sombre de la forêt. Le silence tait si total qu'elle entendait ses propres pas et le craquement de chaque petite feuille sous ses pieds. Nul oiseau n'tait visible, nul rayon de soleil ne pouvait percer les ramures paisses, et les grands troncs montaient si serrs les uns près des autres, qu'en regardant droit devant elle, elle eût pu croire qu'une grille de poutres l'encerclait. Jamais elle n'avait connu pareille solitude ! La nuit fut très sombre, aucun ver luisant n'clairait la mousse. Elle se coucha pour dormir. Alors il lui sembla que les frondaisons s'cartaient, que Notre-Seigneur la regardait d'en haut avec des yeux très tendres, que de petits anges passaient leur tête sous son bras. Elle ne savait, en s'veillant, si elle avait rêv ou si c'tait vrai. Elle fit quelques pas et rencontra une vieille femme portant des baies dans un panier et qui lui en offrit. Elisa lui demanda si elle n'avait pas vu onze princes chevauchant à travers la forêt. - Non, dit la vieille, mais hier j'ai vu onze cygnes avec des couronnes d'or sur la tête nageant sur la rivière tout près d'ici. Elle conduisit Elisa un bout de chemin jusqu'à un talus au pied duquel serpentait la rivière. Les arbres sur ses rives tendaient les unes vers les autres leurs branches touffues. Elisa dit adieu à la vieille femme et marcha le long de la rivière jusqu'à son embouchure sur le rivage. Toute l'immense mer splendide s'tendait devant la jeune fille, mais aucun voilier n'tait en vue ni le moindre bateau. Comment pourrait-elle aller plus loin ? Elle considra les innombrables petits galets sur la grève, l'eau les avait tous polis et arrondis en les roulant. - L'eau roule inlassablement et par elle ce qui est dur s'adoucit, moi, je veux être tout aussi inlassable qu'elle. Merci à vous pour cette leon, vagues claires qui roulez ! Un jour, mon cœur me le dit, vous me porterez jusqu'à mes frères chris. Sur le varech rejet par la mer, onze plumes de cygne blanches taient tombes, elle en fit un bouquet, des gouttes d'eau s'y trouvaient, rose ou larmes, qui eût pu le dire ? La plage tait dserte mais Elisa ne sentait pas sa solitude, car la mer est ternellement changeante, bien plus diffrente en quelques heures qu'un lac intrieur en une anne. Vers la fin du jour, Elisa vit onze cygnes sauvages avec des couronnes d'or sur la tête. Ils volaient vers la terre l'un derrière l'autre, et formaient un long ruban blanc. Vite, la jeune fille remonta le talus et se cacha derrière un buisson, les cygnes se posèrent tout près d'elle et battirent de leurs grandes ailes blanches. Mais à l'instant où le soleil disparut dans les flots, leur plumage de cygne tomba subitement et elle vit devant elle onze charmants princes : ses frères. Elisa poussa un grand cri, ils avaient certes beaucoup chang mais ... elle savait que c'tait eux, son cœur lui disait que c'tait eux, elle se jeta dans leurs bras, les appela par leurs noms et ils eurent une immense joie de reconnatre leur petite sœur, devenue une grande et ravissante jeune fille. Ils riaient et pleuraient. - Nous, tes frères, dit l'an, nous volons comme cygnes sauvages tant que dure le jour, mais lorsque vient la nuit, nous reprenons notre apparence humaine, c'est pourquoi il nous faut toujours au coucher du soleil prendre soin d'avoir une terre où poser nos pieds car si nous volions à ce moment dans les nuages, en devenant des hommes, nous serions prcipits dans l'ocan profond. Nous n'habitons pas ici, de l'autre ct de l'ocan existe un aussi beau pays mais le chemin pour y aller est fort long, il nous faut traverser la mer et il n'y a pas d'le sur le parcours où nous puissions passer la nuit, un rocher seulement merge de l'eau, si petit qu'il nous faut nous serrer l'un contre l'autre pour nous y reposer et quand la mer est forte, l'eau rejaillit même par-dessus nous, mais nous remercions cependant Dieu pour ce rocher. Nous y passons la nuit sous notre forme humaine, s'il n'tait pas là nous ne pourrions pas revoir notre chère patrie car il nous faut deux jours - et les deux plus longs de l'anne - pour faire ce voyage. Une fois par an seulement il nous est permis de visiter le pays de nos aïeux. Nous pouvons y rester onze jours ! onze jours pour survoler notre grande forêt et apercevoir de loin notre chteau natal où vit notre père, la haute tour de l'glise où repose notre mère. Les arbres, les buissons nous sont ici familiers, ici les chevaux sauvages courent sur la plaine comme au temps de notre enfance, ici le charbonnier chante encore les vieux airs sur lesquels nous dansions, ici est notre chère patrie, ici enfin nous t'avons retrouve, toi notre petite sœur chrie. Nous ne pouvons plus rester que deux jours ici, puis il faudra nous envoler pardessus la mer vers un pays certes beau, mais qui n'est pas notre pays. Et comment t'emmènerons-nous ? Nous qui n'avons ni barque, ni bateau? - Et comment pourrai-je vous sauver ? demanda leur petite sœur. Ils en parlèrent presque toute la nuit. Elisa s'veilla au bruissement des ailes des cygnes. Les frères de nouveau mtamorphoss volaient au-dessus d'elle, puis s'loignèrent tout à fait ; un seul, le plus jeune, demeura en arrière, il posa sa tête sur les genoux de la jeune fille qui caressa ses ailes blanches. Tout le jour ils restèrent ensemble, le soir les autres taient de retour, et une fois le soleil couch ils avaient repris leur forme relle. - Demain, nous nous envolerons d'ici pour ne pas revenir de toute une anne, mais nous ne pouvons pas t'abandonner ainsi. As-tu le courage de venir avec nous ? Mon bras est assez fort pour te porter à travers le bois, comment tous ensemble n'aurions-nous pas des ailes assez puissantes pour voler avec toi par dessus la mer ? - Oui, emmenez-moi ! dit Elisa. Ils passèrent toute la nuit à tresser un filet de souple corce de saule et de joncs rsistants. Ce filet devint grand et solide, Elisa s'y tendit et lorsque parut le soleil et que les frères furent changs en cygnes, ils saisirent le filet dans leurs becs et s'envolèrent très haut, vers les nuages, portant leur sœur chrie encore endormie. Comme les rayons du soleil tombaient juste sur son visage, l'un des frères vola au-dessus de sa tête pour que ses larges ailes tendues lui fassent ombrage. Ils taient loin de la terre lorsque Elisa s'veilla, elle crut rêver en se voyant porte au-dessus de l'eau, très haut dans l'air. A ct d'elle taient places une branche portant de dlicieuses baies mûres et une botte de racines savoureuses, le plus jeune des frères tait all les cueillir et les avait dposes près d'elle, elle lui sourit avec reconnaissance car elle savait bien que c'tait lui qui volait au-dessus de sa tête et l'ombrageait de ses ailes. - Ils volaient si haut que le premier voilier apparu au-dessous d'eux semblait une mouette pose sur l'eau. Un grand nuage passait derrière eux, une vritable montagne sur laquelle Elisa vit l'ombre d'elle-même et de ses onze frères en une image gigantesque, ils formaient un tableau plus grandiose qu'elle n'en avait jamais vu, mais à mesure que le soleil montait et que le nuage s'loignait derrière eux, ces ombres fantastiques s'effaaient. Tout le jour, ils volèrent comme une flèche sifflant dans l'air, moins vite pourtant que d'habitude puisqu'ils portaient leur sœur. Un orage se prparait, le soir approchait ; inquiète, Elisa voyait le soleil dcliner et le rocher solitaire n'tait pas encore en vue. Il lui parut que les battements d'ailes des cygnes taient toujours plus vigoureux. Hlas ! c'tait sa faute s'ils n'avanaient pas assez vite. Quand le soleil serait couch, ils devaient redevenir des hommes, tomber dans la mer et se noyer. Alors, du plus profond de son cœur monta vers Dieu une ardente prière. Cependant elle n'apercevait encore aucun rocher, les nuages se rapprochaient, des rafales de vent de plus en plus violentes annonaient la tempête, les nuages s'amassaient en une seule norme vague de plomb qui s'avanait menaante. Le soleil tait maintenant tout près de toucher la mer, le cœur d'Elisa frmit, les cygnes piquèrent une descente si rapide qu'elle crut tomber, mais très vite ils planèrent de nouveau. Maintenant le soleil tait à moiti sous l'eau, alors seulement elle aperut le petit rcif au-dessous d'elle, pas plus grand qu'un phoque qui sortirait la tête de l'eau. Le soleil s'enfonait si vite, il n'tait plus qu'une toile - alors elle toucha du pied le sol ferme - et le soleil s'teignit comme la dernière tincelle d'un papier qui brûle. Coude contre coude, ses frères se tenaient debout autour d'elle, mais il n'y avait de place que pour eux et pour elle. La mer battait le rcif, jaillissait et retombait sur eux en cascades, le ciel brûlait d'clairs toujours recommencs et le tonnerre roulait ses coups rpts. Alors la sœur et les frères, se tenant par la main, chantèrent un cantique où ils retrouvèrent courage. A l'aube, l'air tait pur et calme, aussitt le soleil lev les cygnes s'envolèrent avec Elisa. La mer tait encore forte et lorsqu'ils furent très haut dans l'air, l'cume blanche sur les flots d'un vert sombre semblait des millions de cygnes nageant. Lorsque le soleil fut plus haut, Elisa vit devant elle, flottant à demi dans l'air, un pays de montagnes avec des glaciers brillants parmi les rocs et un chteau d'au moins une lieue de long, orn de colonnades les unes au-dessus des autres. A ses pieds se balanaient des forêts de palmiers avec des fleurs superbes, grandes comme des roues de moulin. Elle demanda si c'tait là le pays où ils devaient aller, mais les cygnes secouèrent la tête, ce qu'elle voyait, disaient-ils, n'tait qu'un joli mirage, le chteau de nues toujours changeant de la fe Morgane où ils n'oseraient jamais amener un être humain. Tandis qu'Elisa le regardait, montagnes, bois et chteau s'croulèrent et voici surgir vingt glises altières, toutes semblables, aux hautes tours, aux fenêtres pointues. Elle croyait entendre rsonner l'orgue mais ce n'tait que le bruit de la mer. Bientt les glises se rapprochèrent et devinrent une flotte naviguant au-dessous d'eux, et alors qu'elle baissait les yeux pour mieux voir, il n'y avait que la brume marine glissant à la surface. Mais bientt elle aperut le vritable pays où ils devaient se rendre, pays de belles montagnes bleues, de bois de cèdres, de villes et de chteaux. Bien avant le coucher du soleil, elle tait assise sur un rocher devant l'entre d'une grotte tapisse de jolies plantes vertes grimpantes, on eût dit des tapis brods. - Nous allons bien voir ce que tu vas rêver, cette nuit, dit le plus jeune des frères en lui montrant sa chambre. - Si seulement je pouvais rêver comment vous aider ! rpondit-elle. Et cette pense la proccupait si fort, elle suppliait si instamment Dieu de l'aider que, même endormie, elle poursuivait sa prière. Alors il lui sembla qu'elle s'levait très haut dans les airs jusqu'au chteau de la fe Morgane qui venait elle-même à sa rencontre, blouissante de beaut et cependant semblable à la vieille femme qui lui avait offert des baies dans la forêt. - Tes frères peuvent être sauvs ! dit la fe, mais auras-tu assez de courage et de patience? Si la mer est plus douce que tes mains dlicates, elle faonne pourtant les pierres les plus dures, mais elle ne ressent pas la douleur que tes doigts souffriront, elle n'a pas de cœur et ne connat pas l'angoisse et le tourment que tu auras à endurer. «Vois cette ortie que je tiens à la main, il en pousse beaucoup de cette sorte autour de la grotte où tu habites, mais celle-ci seulement et celles qui poussent sur les tombes du cimetière sont utilisables - cueille-les malgr les cloques qui brûleront ta peau, pitine-les pour en faire du lin que tu tordras, puis tresse-les en onze cottes de mailles aux manches longues, tu les jetteras sur les onze cygnes sauvages et le charme mauvais sera rompu. Mais n'oublie pas qu'à l'instant où tu commenceras ce travail, et jusqu'à ce qu'il soit termin, même s'il faut des annes, tu ne dois prononcer aucune parole, le premier mot que tu diras, comme un poignard meurtrier frappera le cœur de tes frères, de ta langue dpend leur vie. N'oublie pas ! » La fe effleura de l'ortie la main d'Elisa et la brûlure l'veilla. Il faisait grand jour, et tout près de l'endroit où elle avait dormi, il y avait une ortie pareille à celle de son rêve. Alors elle tomba à, genoux et remercia Notre-Seigneur puis elle sortit de la grotte pour commencer son travail. De ses mains dlicates, elle arrachait les orties qui brûlaient comme du feu formant de grosses cloques douloureuses sur ses mains et ses bras mais elle tait contente de souffrir pourvu qu'elle pût sauver ses frères. Elle foula chaque ortie avec ses pieds nus et tordit le lin vert. Au coucher du soleil les frères rentrèrent. Ils s'effrayèrent de la trouver muette, craignant un autre mauvais sort jet par la mchante belle-mère, mais voyant ses mains, ils se rendirent compte de ce qu'elle faisait pour eux. Le plus jeune des frères se prit à pleurer et là où tombaient ses larmes, Elisa ne sentait plus de douleur, les cloques brûlantes s'effaaient. Elle passa la nuit à travailler n'ayant de cesse qu'elle n'eût sauv ses frères chris et tout le jour suivant, tandis que les cygnes taient absents, elle demeura à travailler solitaire mais jamais le temps n'avait vol si vite. Une cotte de mailles tait djà termine, elle commenait la seconde. Alors un cor de chasse sonna dans les montagnes, elle en fut tout inquiète, le bruit se rapprochait, elle entendait les abois des chiens. Effraye, elle se rfugia dans la grotte, lia en botte les orties qu'elle avait cueillies et dmêles et s'assit dessus. A ce moment un grand chien bondit hors du hallier suivi d'un autre et d'un autre encore. Ils aboyaient très fort, couraient de tous cts, au bout de quelques minutes tous les chasseurs taient là devant la grotte et le plus beau d'entre eux, le roi du pays, s'avana vers Elisa. Jamais il n'avait vu fille plus belle. - Comment es-tu venue ici, adorable enfant ? s'cria-t-il. Elisa secoua la tête, elle n'osait parler, le salut et la vie de ses frères en dpendaient. Elle cacha ses jolies mains sous son tablier pour que le roi ne vt pas sa souffrance. - Viens avec moi, dit le roi, ne reste pas ici. Si tu es aussi bonne que belle, je te vêtirai de soie et de velours, je mettrai une couronne d'or sur ta tête et tu habiteras le plus riche de mes palais ! Il la souleva et la plaa sur son cheval, mais elle pleurait et se tordait les mains, alors le roi lui dit : - Je ne veux que ton bonheur, un jour tu me remercieras ! Et il s'lana à travers les montagnes, la tenant devant lui sur son cheval et suivi au galop par les autres chasseurs. Au soleil couchant la magnifique ville royale avec ses glises et ses coupoles s'talait devant eux. Le roi conduisit la jeune fille dans le palais où les jets d'eau jaillissaient dans les salles de marbre, où les murs et les plafonds rutilaient de peintures, mais elle n'avait pas d'yeux pour ces merveilles; elle pleurait et se dsolait. Indiffrente, elle laissa les femmes la parer de vêtements royaux, tresser ses cheveux et passer des gants très fins sur ses doigts brûls. Alors, dans ces superbes atours, elle tait si resplendissante de beaut que toute la cour s'inclina profondment devant elle et que le roi l'lut pour fiance, malgr l'archevêque qui hochait la tête et murmurait que cette belle fille des bois ne pouvait être qu'une sorcière qui sduisait le cœur du roi. Le roi ne voulait rien entendre, il commanda la musique et les mets les plus rares. Les filles les plus ravissantes dansèrent pour elle. On la conduisit à travers des jardins embaums dans des salons superbes, mais pas le moindre sourire ne lui venait aux lèvres ni aux yeux, la douleur seule semblait y rgner pour l'ternit. Le roi ouvrit alors la porte d'une petite pièce attenante à celle où elle devait dormir, qui tait orne de riches tapisseries vertes rappelant tout à fait la grotte où elle avait habit. La botte de lin qu'elle avait file avec les orties tait là sur le parquet et au plafond pendait la cotte de mailles djà termine, - un des chasseurs avait emport tout ceci comme curiosit. - Ici tu pourras rêver que tu es encore dans ton ancien logis, dit le roi, voici ton ouvrage qui t'occupait alors, ici, au milieu de tout ton luxe, tu t'amuseras à repenser à ce temps-là. Quand Elisa vit ces choses qui lui tenaient tant à cœur, un sourire joua sur ses lèvres et le sang lui revint aux joues. Elle pensait au salut de ses frères et baisa la main du roi qui la pressa sur son cœur et ordonna de sonner toutes les cloches des glises. L'adorable fille muette des bois allait devenir reine. L'archevêque avait beau murmurer de mchants propos aux oreilles du roi, ils n'allaient pas jusqu'à son cœur, la noce devait avoir lieu. C'est l'archevêque lui-même qui devait mettre la couronne sur la tête de la marie et, dans sa malveillance, il enfona avec tant de force le cercle troit sur le front d'Elisa qu'il lui fit mal, mais une douleur autrement lourde lui serrait le cœur, le chagrin qu'elle avait pour ses frères. Sa bouche demeurait muette puisqu'un seul mot trancherait leur vie, mais ses yeux exprimaient un amour profond pour ce roi si bon et si beau qui ordonnait tout pour son plaisir. Jour après jour, elle s'attachait à lui davantage. Oh ! si elle osait seulement se confier à lui, lui dire sa souffrance, mais non, il lui fallait être muette, muette elle devait achever son ouvrage. Aussi se glissait-elle la nuit hors de leur lit pour aller dans la petite chambre dcore comme la grotte et là, elle tricotait une cotte de mailles après l'autre. Quand elle fut à la septième, il ne lui restait plus de lin. Elle savait que les orties qu'il lui fallait employer poussaient au cimetière, mais elle devait les cueillir elle-même, comment pourrait-elle sortir ? «Oh ! qu'est-ce que la souffrance à mes doigts à ct du tourment de mon cœur, pensait-elle, il faut que j'ose, Dieu ne m'abandonnera pas ! » Le cœur battant comme si elle commettait une mauvaise action, elle sortit dans la nuit claire par la lune, descendit au jardin, suivit les longues alles et les rues dsertes jusqu'au cimetière. Là elle vit sur une des plus larges pierres tombales un groupe de hideuses sorcières. Elisa tait oblige de passer à ct d'elles et elles la fixaient de leurs yeux mauvais, mais la jeune fille rcita sa prière, cueillit des orties brûlantes et rentra au chteau. Une seule personne l'avait vue : l'archevêque rest debout tandis que les autres dormaient. Ainsi il avait donc eu raison dans ses soupons malveillants sur la reine, elle n'tait qu'une sorcière ! Dans le secret du confessionnal, il dit au roi ce qu'il avait vu, ce qu'il craignait et quand ces paroles si dures sortirent de sa bouche, les saints de bois sculpts secouaient la tête comme s'ils voulaient dire que ce n'tait pas vrai, qu'Elisa tait innocente. Des larmes amères coulaient sur les joues du roi, il rentra chez lui avec un doute au cœur. Maintenant, la nuit, il faisait semblant de dormir mais il ne trouvait pas le sommeil, il remarquait qu'Elisa se levait chaque nuit et chaque nuit il la suivait et la voyait disparatre dans sa petite chambre. Jour après jour, il devenait plus sombre, Elisa le voyait bien mais ne se l'expliquait pas ; elle s'inquitait cependant et que ne souffrit-elle alors en son cœur pour ses frères ! Ses larmes coulaient sur le velours et la pourpre royale, elles y tombaient comme des diamants scintillants, et les dames de la cour qui voyaient toute cette magnificence eussent bien voulu être reines à sa place. Cependant, elle devait être bientt au terme de son ouvrage, il ne manquait plus qu'une cotte de mailles, encore une fois elle n'avait plus de lin et plus une seule ortie. Il lui fallait encore une fois, la dernière, s'en aller au cimetière en cueillir quelques poignes. Elle redoutait cette course solitaire et les terribles sorcières, mais sa volont restait ferme et aussi sa confiance en Dieu. Elisa partit donc, mais le roi et l'archevêque la suivaient ; ils la virent disparatre à la grille du cimetière et, quand eux-mêmes s'en approchèrent, ils virent les affreuses sorcières assises sur la dalle comme Elisa les avait vues. Alors le roi s'en retourna, il se la figurait parmi les sorcières, elle dont la tête avait, ce même soir, repos sur sa poitrine. - C'est le peuple qui la jugera, dit-il. Le peuple la condamna, elle devait être brûle vive. Arrache aux magnifiques salons royaux, Elisa fut jete dans un cachot sombre et humide où le vent soufflait à travers les barreaux de la fenêtre ; au lieu du velours et de la soie, on lui donna, pour poser sa tête, la botte d'orties qu'elle avait cueillie, les rudes cottes de mailles brûlantes qu'elle avait tricotes devaient lui servir de couvertures et de couette, mais aucun prsent ne pouvait lui être plus cher. Elle se remit à son ouvrage en priant Dieu. Vers le soir elle entendit un bruissement d'ailes de cygnes devant les barreaux : c'tait le plus jeune des frères qui l'avait retrouve. Alors elle sanglota de joie et pourtant elle savait que cette nuit serait sans doute la dernière de sa vie. Mais maintenant, l'ouvrage tait presque achev et ses frères taient là ... L'archevêque arriva pour passer les heures ultimes avec elle - il l'avait promis au roi - mais elle, secouant la tête, le pria par ses regards et sa mimique de s'en aller, cette nuit même il fallait que son travail fût termin, sinon tout aurait t inutile, sa douleur, ses larmes et ses nuits sans sommeil. L'archevêque la quitta sur quelques mchantes paroles, mais continua sa besogne. Les petites souris couraient sur le plancher et tranaient des orties jusqu'à ses pieds afin de l'aider de leur mieux, et un merle se posa devant la fenêtre et siffla toute la nuit pour qu'elle ne perdt pas courage. Ce n'tait pas encore l'aube - le soleil ne se lèverait qu'une heure plus tard - quand les onze frères se prsentèrent au portail du chteau. Ils demandaient qu'on les mène auprès du souverain mais on leur rpondit que c'tait tout à fait impossible. Sa majest dormait et nul n'eût os le rveiller. Ils supplièrent, ils menacèrent jusqu'à ce que la garde parût et le roi lui-même. A cet instant, le soleil se leva, plus de frères, mais au-dessus du palais, onze cygnes sauvages volaient à tire-d'aile. Maintenant la foule se pressait aux portes de la ville, tout le peuple voulait voir brûler la sorcière. Une vieille haridelle tranait la charrette où on l'avait assise vêtue d'une blouse de grosse toile à sac, ses admirables cheveux tombaient autour de son visage d'une mortelle pleur, ses lèvres remuaient doucement tandis que ses doigts tordaient le lin vert. Même sur le chemin de la mort, elle n'abandonnerait pas l'œuvre commence, dix cottes de mailles taient poses à ses pieds, elle tricotait la onzième. Voyez la sorcière, qu'est-ce qu'elle marmonne, elle n'a bien sûr pas de livre de psaumes dans les mains, mais bien toutes ses sorcelleries, arrachez-lui a, mettez tout en pièces. Ils se ruaient et pressaient pour l'atteindre, mais voici venir par les airs onze cygnes blancs, ils se posèrent autour d'elle dans la charrette en battant de leurs larges ailes. La foule, pouvante recula. - C'est une avertissement du ciel, elle est innocente, murmurait-on tout bas, pourtant, personne n'osait le dire tout haut. Djà le bourreau saisissait sa main, alors en toute hte, elle jeta les onze cotes de mailles sur les cygnes et à leur place parurent onze princes dlicieux, le plus jeune avait une aile de cygne à la place d'un de ses bras car il manquait encore une manche à la dernière tunique qu'elle n'avait pu terminer. - Maintenant j'ose parler, s'cria-t-elle, je suis innocente. Et le peuple ayant vu le miracle s'inclina devant elle comme devant une sainte, mais elle tomba inanime dans les bras de ses frères, brise par l'attente, l'angoisse et la douleur. - Oui, elle est innocente ! dit l'an des frères. Il raconta tout ce qui tait arriv et, tandis qu'il parlait, un parfum se rpandait comme des millions de roses. Chaque morceau de bois du bûcher avait pris racine et des branches avaient pouss formant un grand buisson de roses rouges. A sa cime, une fleur blanche resplendissait de lumière comme une toile, le roi la cueillit et la posa sur la poitrine d'Elisa. Alors elle revint à elle, la paix et la batitude dans le cœur. Toutes les cloches des glises se mirent à sonner d'elles-mêmes et les oiseaux arrivèrent volent en grandes troupes. Le retour au chteau fut un nouveau cortège nuptial comme aucun roi au monde n'en avait jamais vu.
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