Le Crapaud
2006.03.16. 21:16
Le puits tait très profond et par consquent la corde tait longue, qui servait à monter le seau plein d'eau. Quand ce seau arrivait jusqu'à la margelle, on avait bien du mal à l'y poser, tant le vent tait violent. Jamais le soleil ne descendait assez bas dans ce puits pour se mirer dans l'eau, mais aussi loin qu'atteignaient ses rayons, les pierres taient couvertes d'une maigre verdure. Une famille de crapauds vivait dans le puits. Ils taient nouveaux venus, puisque c'est la vieille grand-mère - encore vivante - qui y tait arrive, la tête la première. Les grenouilles vertes, tablies là depuis bien plus longtemps, et qui nageaient de tous cts dans l'eau, les considraient comme des invits de passage, mais voyaient bien qu'ils taient un peu de leur espèce. Les crapauds avaient dcid de rester là, ils se plaisaient à vivre «au sec», comme ils disaient des pierres humides. La mère crapaude avait fait un vrai voyage, et elle s'tait trouve justement dans le seau au moment où quelqu'un le remontait, mais la subite lumière du jour l'blouit ; elle tomba du seau, droit dans l'eau, avec un « plouf » si terrifiant qu'elle dut rester trois jours couche, les reins presque briss. C'est ainsi qu'elle tait arrive là. Elle ne pouvait raconter grand-chose sur le monde extrieur, mais elle savait - et elle le fit savoir à tous - que le puits n'tait pas le monde entier. Mère crapaude aurait pu raconter davantage, mais si les grenouilles la questionnaient, elle ne rpondait jamais, alors elles ne questionnaient plus. - Comme elle est grosse et horrible, laide et rpugnante, disaient les jeunes grenouilles vertes, et ses petits deviendront exactement comme elle. - C'est possible, rpondait la mère crapaude, mais l'un d'eux a une pierre prcieuse dans la tête, ou bien je l'ai moi-même. Les grenouilles vertes coutaient ce propos, les yeux ronds de surprise, mais comme elles ne dsiraient pas en savoir davantage, elles tournèrent le dos à la vieille et plongèrent jusqu'au fond de l'eau. Les jeunes crapauds, au contraire, allongeaient leurs pattes de derrière par pure fiert, chacun d'eux croyant avoir la pierre prcieuse, ils tenaient la tête raide et parfaitement immobile. Ils finirent cependant par se demander de quoi ils devaient être fiers et ce que c'tait au juste qu'une pierre prcieuse. - C'est un bijou, rpondit la mère crapaude, si beau et si prcieux, que je ne peux même pas le dcrire. On le porte pour son propre plaisir et les autres vous l'envient. Mais ne me demandez plus rien, je ne rpondrai pas. - Je suis sûr que ce n'est pas moi qui ai ce bijou, dit le plus petit crapaud qui tait aussi laid que possible ; pourquoi, parmi tous, aurai-je quelque chose d'aussi splendide ? Et si cela devait dplaire aux autres, je n'en aurais aucun plaisir. Non, tout ce que je dsire, c'est seulement de pouvoir un jour monter jusqu'à la margelle du puits et regarder au-dehors, ce doit être magnifique ! - Reste bien tranquille où tu es, rpliqua la vieille, tu connais le coin et sais ce qu'il vaut. Prends bien garde au seau, il pourrait t'craser. Et si tu russis à y entrer, tu peux en retomber et tout le monde n'a pas comme moi la chance de survivre à une pareille chute avec ses quatre membres entiers - et tous ses œufs. - Couac, dit le petit, ce qui rpond à Oh ! Oh ! Il avait un immense dsir d'être assis sur la margelle du puits et de regarder au-dehors, une vraie nostalgie de la verdure de là-haut. Le lendemain matin, comme on remontait le seau plein d'eau, le seau, par hasard, s'arrêta un instant juste devant la pierre sur laquelle tait assis le petit crapaud ; celui-ci trembla, mais sauta dans le seau et tomba tout au fond. En haut du puits, il fut vid en même temps que l'eau. - Quelle horreur, cria un garon qui se trouvait là, je n'en ai jamais vu d'aussi laid. Et il lui allongea un coup de sabot. Le petit crapaud aurait t complètement cras s'il ne s'tait vite cach au milieu des hautes orties. Il tait assis là et regardait les tiges serres et il regardait aussi vers le ciel, le soleil brillait sur les feuilles transparentes, il avait l'impression que nous prouvons, nous autres hommes, en pntrant dans une grande forêt où le soleil luit entre les branches et les feuilles des arbres. - C'est bien mieux ici que dans le puits, dit le petit crapaud. J'aimerais y rester toute ma vie. Il resta là une heure - et même deux. « Je me demande ce qu'il peut y avoir dehors, pensa-t-il. Puisque je suis venu jusqu'ici, il faut que je continue.» Il sautilla aussi vite qu'il le put et arriva sur une route où le soleil brillait, mais où la poussière tomba, paisse, sur son dos, tandis qu'il traversait la route. - Je suis vraiment au sec, ici, peut-être un peu trop. J'ai des dmangeaisons. Il sauta jusqu'au foss où poussaient des myosotis et des spires et que bordait une haie de sureau et d'aubpine, le long de laquelle grimpaient des liserons blancs. Que de couleurs de tous cts ! Un papillon vint à passer, le crapaud le prit pour une fleur qui s'tait dtache pour voir le monde. Cela lui parut tout naturel. «Si je pouvais seulement m'envoler comme lui, pensa le petit crapaud. Couac, ce serait merveilleux. » Il demeura huit jours et huit nuits dans le foss où il ne manquait certes pas de nourriture. Au neuvième jour, il se dit : «Il faut vraiment que je continue, mais que pourrai-je trouver de mieux qu'ici. Peut-être un autre petit crapaud ou quelques grenouilles vertes. » La nuit prcdente, il avait entendu dans l'air des bruits semblant indiquer qu'il avait quelques cousins dans le voisinage. « Que c'est bon de vivre, de sortir du puits, et se reposer dans le foss humide. Mais il faut continuer, essayer de trouver un petit crapaud ou quelques grenouilles. Ils me manquent. C'est donc que la nature ne suffit pas. » Il traversa un champ et arriva à une mare entoure de joncs. Il regarda les joncs avec intrêt et s'aperut qu'il y avait là des grenouilles. - C'est peut-être trop mouill pour vous, lui dirent-elles. Etes-vous un mle ou une femelle ? Qu'importe! vous êtes en tout cas le bienvenu. Cette nuit-là, le petit crapaud fut invit à un concert familial, grand enthousiasme et voix faibles. On ne servit rien à manger, mais à boire à profusion, tout l'tang si l'on voulait ... ou pouvait ! - Maintenant, allons plus loin, se dit le petit crapaud ; quelque chose le poussait à chercher toujours mieux. Il vit les toiles, grandes et brillantes ; il vit la lune, il vit le soleil se lever et monter de plus en plus haut dans le ciel. - Je suis toujours dans un puits, plus grand peut-être, mais puits tout de même. Il faut monter plus haut, je suis inquiet et sens une trange nostalgie. Quand il y eut pleine lune, la pauvre petite bête se dit : «C'est peut-être un seau que l'on descend et où je dois sauter pour arriver ensuite plus haut, ou, peut-être, le soleil est-il un immense seau, combien grand et lumineux ! Nous pourrions tous y trouver place, il me faut en attendre l'occasion. Comme ma tête me semble claire et brillante, je ne crois pas qu'un bijou puisse briller davantage. La pierre prcieuse, je ne l'ai sûrement pas, mais je ne pleure pas pour cela, non, allons plus haut, toujours plus près de cette lumière tincelante où tout est joie ! J'en ai un grand dsir et en même temps de l'effroi. C'est un immense pas que je me prpare à faire, mais il est ncessaire. En avant, droit vers la route ! » Il fit quelques pas, à sa manière d'animal rampant, et se trouva sur la route. Des gens vivaient là ; il y avait des jardins fleuris et des potagers. Il se reposa devant un carr de choux. - Quelle varit de cratures que je n'ai jamais vues ! Comme le monde est grand et beau. Mais il faut le parcourir et ne pas rester à la même place. Et il sauta dans le carr de choux. - Que c'est beau ! - Je le sais bien, dit une chenille verte couche sur une feuille de chou. Ma feuille est la plus large de toutes, elle cache la moiti de l'univers, mais je me passe fort bien de cette moiti-là. Des poules arrivaient et couraient dans le potager. La première avait bonne vue. Apercevant la chenille sur la feuille, elle lui donna un coup de bec. La chenille tomba à terre où elle se tortillait. La poule l'examina de ct, d'abord d'un œil puis de l'autre, car elle ne savait ce que signifiaient ces contorsions. « Il n'arrivera à rien de bon », se dit la poule en se prparant à lui donner un autre coup de bec. Le petit crapaud en fut si effray qu'il rampa droit devant elle. «Ah ! il est accompagn, se dit la poule. Quelle horrible crature rampante ! » Et elle s'en alla disant : - Ces petites bouches vertes ne m'intressent pas, cela ne fait que vous chatouiller dans la gorge. Les autres poules furent du même avis et toutes s'en allèrent. - M'en voilà dbarrasse, dit la chenille. Heureusement, j'ai de la prsence d'esprit. Mais comment vais-je remonter sur ma feuille. Où est-elle ? Le petit crapaud s'approcha d'elle pour lui exprimer sa sympathie et lui dire qu'il tait tout heureux d'avoir chass la poule par sa laideur. - Que voulez-vous dire ? demanda la chenille. Je m'en suis dbarrasse moi-même en me tortillant. Vous êtes vraiment affreux à regarder. Et, en tout cas, j'ai le droit de rester à ma place. Je sens djà l'odeur du chou, voici ma feuille. Rien n'est plus beau que ce qui vous appartient. Mais il faut que je monte plus haut. - Oui, plus haut, dit le crapaud. Elle a les mêmes sentiments que moi, mais elle n'est pas de bonne humeur aujourd'hui, ce doit être le choc. Nous souhaitons tous monter plus haut. Le père cigogne tait debout dans son nid sur le toit du paysan et claquait du bec, la mère cigogne galement. - Comme ils habitent haut, pensa le crapaud. Pourrait-on monter si haut ? Deux jeunes tudiants vivaient à la ferme, l'un tait un poète et l'autre un naturaliste. L'un chantait dans ses crits toutes les crations de Dieu qui se refltaient dans son cœur, l'autre s'emparait du fait lui-même et l'examinait comme une vaste opration mathmatique ; il soustrayait, multipliait, dsirant connatre à fond les problèmes et en parler avec sa raison et son enthousiasme. Tous deux taient d'un bon naturel et très gais. - Regarde ! voilà un beau spcimen de crapaud, là-bas, disait le naturaliste. Je veux le mettre dans l'alcool. - Oh ! mais tu en as djà deux, rpliquait le poète. Laisse-le jouir de la vie. - Mais il est si joliment laid, dit l'autre. - Evidemment, si nous pouvions trouver la pierre philosophale dans sa tête, je vous aiderais volontiers à le dissquer. - La pierre philosophale, rpliqua son ami, tu t'y connais donc en histoire naturelle ? - Mais ne trouves-tu pas que c'est très beau cette croyance populaire qui veut que le crapaud, le plus laid des animaux, possède souvent dans sa tête le plus prcieux des joyaux ? C'est tout ce qu'entendit le crapaud et il n'en avait compris que la moiti. Les deux amis s'loignèrent et il chappa au bocal d'alcool. « Eux aussi parlaient de pierre prcieuse. Que je suis content de ne pas l'avoir, sans quoi quelque chose de très dsagrable aurait pu m'arriver. » Le jacassement du père cigogne se fit entendre sur le toit de la ferme. Il faisait une confrence à sa famille et lanait de mauvais regards aux deux jeunes gens. - Les hommes sont les animaux les plus infatus d'eux-mêmes. Ecoutez leurs jacassements prcipits, et ils ne savent même pas les articuler convenablement. Ils sont si fiers de leur don de parole, de leur langage. Et quel trange langage, à quelques jours de vol d'une cigogne ils ne se comprennent plus les uns les autres. Nous, au contraire, nous pouvons nous faire comprendre partout, même en Egypte. Et ils ne savent même pas voler. Pour voyager un peu vite, ils ont invent ce qu'ils appellent le "chemin de fer" et souvent ils y sont blesss. J'ai des frissons le long du corps et mon bec commence à trembler quand j'y pense. Le monde pourrait très bien durer sans les hommes. Ils ne nous manqueraient certes pas, aussi longtemps que nous aurons des vers de terre et des grenouilles. " Voilà un beau discours, pensa le petit crapaud. Quel grand homme et comme il siège haut ! Et comme il nage bien ", s'cria-t-il quand le père cigogne tendit ses ailes et s'lana dans les airs. La mère cigogne se mit alors à parler à ses petits, dans le nid, du pays appel Egypte, des eaux du Nil, et de tous les magnifiques marais que l'on trouve dans ce pays lointain. Tout ceci tait nouveau pour le petit crapaud et l'intressait vivement. - Il faut que j'aille en Egypte, dit-il. Si seulement la cigogne ou l'un des petits voulait bien m'emmener, je lui ferai une politesse le jour de ses noces. N'importe comment, je trouverai moyen d'aller en Egypte. Que je suis heureux ! Le dsir que j'prouve rend certainement plus heureux que la pierre prcieuse dans la tête. Et c'tait justement lui, qui avait le joyau : l'ternel dsir de s'lever plus haut, toujours plus haut, il rayonnait de joie et d'amour de la vie. A ce moment, le père cigogne descendit en vol plan ; il avait aperu le crapaud dans l'herbe et il se saisit de lui sans aucune douceur. Il serrait le bec, ses grandes ailes battaient avec bruit, ce n'tait pas du tout agrable, mais le petit crapaud savait qu'il montait très haut, vers l'Egypte, c'est pourquoi ses yeux brillaient et lanaient des tincelles. -Couac ! couac ! Mort tait le petit crapaud. Et que devenaient les tincelles ? Les rayons du soleil emportèrent le joyau qui tait dans la tête du petit animal.
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